Lettre de François Bobrie


25 ans de recherches en commerce et distribution, ou pourquoi nous avons inventé le Colloque Etienne Thil

C’est pour moi un grand bonheur d’être ici parmi vous, ce matin, à La Rochelle.
Mais aussi que d’émotions, à prendre la parole dans cet amphithéâtre « Etienne Thil », qui n’est qu’à quelques minutes du grand amphi de la Fac de lettres, où tout a commencé le 2 et le 3 avril 1998.
Cette première édition fut imaginée à l’automne 97 pour faire connaître à l’échelle nationale le tout nouvel IUP Commerce et vente de l’Université de La Rochelle.
Celle-ci, d’ailleurs, venait tout juste d’ouvrir, non sans difficultés, à la rentrée 1995.
Ce premier colloque impliquait plusieurs types de partenaires : d’abord bien sûr, l’Université et la Ville de La Rochelle, mais aussi plusieurs organisations et entreprises du commerce qui avaient accepté de s’associer à l’évènement.
J’y reviendrai plus loin.
Pour conduire cette opération de communication aux multiples facettes, une association fut créée et elle fut placée sous le patronage d’Etienne Thil, décédé l’année précédente.
Cet hommage posthume symbolisait dans ces années-là, pour tous les acteurs concernés, la réflexion et l’action d’un acteur majeur de la révolution commerciale des trente glorieuses
Mais, Rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans un récit d’ancien combattant sur les causes matérielles et circonstancielles de cette première édition !
Celles-ci, de toutes façons, ne pourraient expliquer en RIEN les réussites des vingt-quatre autres colloques qui se sont succédé depuis.
Aujourd’hui, avec le recul permis par près de 25 ans d’existence, j’irai directement à l’essentiel, c’est à dire ce qui fait la singularité des colloques Thil.
Je vais mettre l’accent uniquement sur les deux points qui sont évoqués dans le titre de mon intervention, à savoir :
(1) Premièrement, pourquoi peut-on dire que les Colloques furent et demeurent encore aujourd’hui une « invention » permanente ;
Et
(2) Deuxièmement, qui était ce « nous » collectif qui les a initiés, et qui a généré au fil du temps une communauté de partage d’expériences et de connaissances sur le monde marchand.

I. Donc, tout d’abord, qu’est-ce qui fait que les Colloques Thil peuvent être décrits comme des «inventions»?

Dans le domaine de la recherche universitaire en SHS, les Colloques Thil se définissent par deux caractéristiques fondamentales :
(i) En premier lieu, des thématiques abordés
Les colloques ne dépendent pas des associations académiques disciplinaires, ou sous-disciplinaires, telle l’AFM pour le marketing.
De même, ils ne dépendent pas d’une université, ou d’un établissement en particulier, tels ceux qui rassemblent les spécialistes d’un domaine dans une même ville, comme le marketing agro-alimentaire à Montpellier ou le marketing horloger à Neuchâtel.
Cette autonomie assumée à chaque nouvelle édition donne une grande liberté aux chercheurs pour présenter leurs travaux sans a priori épistémologique, et dans le respect des thèmes et des méthodes qu’ils proposent.
Cette ouverture de principe à toutes les formes de réflexion, a été d’emblée particulièrement féconde.
Dès les premières années les colloques ont montré une capacité d’hybridation de la recherche marketing du commerce aux autres disciplines des sciences de gestion, comme la logistique, les finances, les ressources humaines et à la gestion des données numériques.
Au-delà de la gestion, les colloques ont permis de confronter les points de vue du marketing aux travaux empiriques et théoriques de multiples champs disciplinaires, qui traitent également de l’économie de marchés, tels ceux de la sociologie économique, de la géographie urbaine, de l’histoire des marchés et des consommations, du droit, de la sémiotique, des sciences de l’information et de l’analyse des données,
(ii) en second lieu, mais pour moi c’est sans doute le point le plus important, chaque Colloque a toujours partagé ses tribunes et ses temps de parole entre les chercheurs universitaires, d’un côté, et tous les acteurs des pratiques commerciales de l’autre.
La conjugaison de ces deux principes intangibles, autonomie scientifique et dialogues avec tous les acteurs du commerce, sont aux racines mêmes de l’immense corpus théorique et méthodologique que chaque Colloque a enrichi depuis 25 ans.
Grâce à ces osmoses, les Colloques ont souvent été pionniers pour repérer et anticiper les transformations à l’œuvre dans les mondes marchands, tant pour décrire les évolutions des formats de la distribution que celles des formes de vie des clients.
A titre d’exemple, dès le premier colloque de 1998, des communications étaient déjà consacrées à la banque en ligne, à la vente par internet, aux big data, et aux évolutions du format de l’hypermarché.
Pour résumer, je dirais que les colloques Thil ont placé le marketing au centre d’une approche holistique de l’échange marchand, sans œillères ni limites préétablies.
Ainsi, sans prétendre s’y opposait, le projet Thil d’un colloque à l’autre, s’est échappé sans bruit du cadre conceptuel qui dominait à la fin du siècle dernier, quand le marketing académique cherchait à expliquer la variété des « comportements du consommateur », principalement par leur réduction à quelques concepts clés de la psychologie sociale.
A l’inverse, les colloques Thil se sont engagés d’emblée dans l’analyse empirique des perpétuelles transformations des marchés sous l’effet des initiatives des acteurs économiques, et de leurs conséquences pour les consommateurs
En somme, en prenant parti de se focaliser sur les thématiques du commerce et de la distribution, les « inventeurs » des colloques se sont ouverts implicitement à la possibilité d’étendre le champ de la discipline à une compréhension globale de l’échange marchand, tant du côté de l’offre que du côté de la demande.
De ces « inventeurs », il me faut maintenant dire quelques mots. Je n’en parlerai que collectivement, tant ils sont nombreux.
Toutefois, je ferai exception pour quelques-uns qui ne sont pas présents aujourd’hui parmi nous.

II. Abordons maintenant la naissance du collectif Thil et sa transformation en véritable communauté d’échanges d’expériences et de savoirs

L’invention collective des colloques Thil résulte d’une rencontre non préméditée, mais en aucun cas fortuite, de deux groupes d’acteurs très différents :
(1) d’un côté celui de certains chercheurs en marketing et en sciences de gestion ;
(2) de l’autre, celui de dirigeants et cadres de grandes entreprises, de prestataires, et de responsables d’organisations professionnelles du commerce

(i) Commençons par les universitaires, puisqu’ils ont porté l’invention du colloque en 1998 :
Dans les années quatre-vingt-dix, de nombreux chercheurs talentueux, n’acceptaient plus de théoriser le commerce comme un ensemble de canaux de distribution amorphes,
Ils refusaient à réduire la complexité des circuits commerciaux à de simples voies de services techniques, mises à la disposition des marketeurs des entreprises, considérés comme les véritables seigneurs et maîtres des jeux marchands.
Peu sensibles à la fable réductrice des «4P », une nouvelle génération d’universitaires exploraient déjà d’autres voies d’analyses, plus subtiles et plus réalistes.
Pour les membres de ce réseau informel, les réalités de l’économie de marché ne pouvaient se limiter à une question de «comportement du consommateur», dont les choix auraient été guidés par la seule rationalité des prix et d’une quantité variable d’information acquise par la publicité.
Dès 1985, les travaux de l’un de ces jeunes chercheurs avaient su capter toute l’attention de ses pairs, dans une thèse, intitulée: « La dynamique des canaux et formules de distribution : une approche méthodologique».
Bien sûr, c’est de Marc Filser dont je parle.
Dans les années quatre-vingt-dix, il commençait déjà à déconstruire le paradigme du consommateur rationnel « proctero-kotlerien », selon une formule qu’il utilisera quelques années plus tard.
En novembre 1997, il venait de lancer avec succès, les Premières journées de recherches marketing de Bourgogne, sur les thèmes des activités culturelles, du tourisme et des loisirs, en complète autonomie par rapport à l’AFM.
Cet exemple nous avait inspiré à trouver de nouvelles voies pour partager des travaux universitaires novateurs.
Avec Jean-Yves Duyck, nous avions sollicité Marc de présider le conseil scientifique du premier colloque.
A notre grande joie, Il accepta immédiatement, et il nous suggéra plusieurs noms pour en finaliser la composition.
Il nous prodigua ensuite ses conseils pour établir une rotation des présidences, recommandations que nous avons suivi à la lettre, et toujours actuellement en application.
La liste des présidentes et présidents des 25 colloques témoigne de la richesse des compétences et des engagements qui ont contribué à l’éclat des productions de chacune des manifestations.
Merci à Marc, et merci à toutes celles et à tous ceux dont la légitimité académique a contribué, année après année, à la reconnaissance et l’attractivité de nos travaux.
La lecture de cette liste ne peut que susciter un sentiment de fierté de participer, ou d’avoir participé, à un degré ou à un autre à la pérennité de cette aventure intellectuelle.

(ii) Venons-en maintenant aux professionnels du commerce
En France, depuis les années quatre-vingt, les grands acteurs du commerce montraient une volonté collective de défendre leur position institutionnelle et d’améliorer leur image globale auprès des médias et du grand-public :
L’une des conséquences en fut la création en 1982 d’un think tank puissant, l’Institut du Commerce et de la Consommation. L’ICC réunissaient plus de 200 entreprises du commerce, dans une relation proactive avec le pouvoir politique et le monde académique.
Pour différentes raisons que nous n’avons pas le temps de développer, l’ICC fut dissout en 1996.
Néanmoins plusieurs de ses membres poursuivirent à titre individuel les projets sur lesquels ils s’étaient engagés et décidèrent de soutenir notre projet d’association Etienne Thil, dont j’assumais la présidence.
C’est ainsi qu’Olivier Gérardon de Vera, patron d’IRI-Sécodip, Alain Thieffry, Directeur marketing-communication monde de Carrefour, mais aussi certains membres du comité de direction d’Intermarché s’engagèrent avec l’association dès le premier colloque.
Dans les années suivantes, la FCD, la FCA, la Fédération Française de la Franchise, Procos, devinrent des partenaires actifs et réguliers des colloques.
En 25 ans, on peut affirmer que toutes les grandes enseignes nationales et internationales présentes sur le marché français ont pris au moins une fois la parole dans l’un ou l’autre de nos ateliers ou séances de travail.
Mais c’est aussi le cas pour de très nombreuses organisations privées ou publiques, qui a un titre ou à un autre, ont apporté régulièrement ou ponctuellement leurs contributions.
Citons parmi les plus importantes ou les plus fidèles: DIAMART, la FEVAD , GS1-GENCOD, l’INSEE, l’Institut Français du Merchandising, l’Institut Français de la Mode, MERCATEL, l’OBSOCO, le PICOM, PLMA,UNIBAIL-RODINCO, l’Union du Grand Commerce de Centre-ville, etc ,
Et sans oublier de saluer Geneviève Thil, malheureusement disparue l’an passé, qui finança personnellement le prix de la meilleure communication d’un jeune chercheur pendant une dizaine d’année.
Pour conclure, la dynamique Thil a tissé un réseau « social » à nul autre pareil dans l’univers du commerce.
Nous avons collectivement fait exister une communauté où s’opèrent l’influence réciproque de l’appréhension de la complexité des pratiques commerciales et de la conceptualisation des expériences concrètes qu’elles déterminent dans les vies individuelles des consommateurs.
Je suis persuadé que cette dynamique auto entretenue continuera encore longtemps d’enrichir notre compréhension des économies de marchés.
Je souhaite ardemment que la production des savoirs de notre communauté continue d’alimenter les réflexions des acteurs en responsabilité de nos sociétés fragilisées ;
Et qu’elles permettent d’accommoder au bénéfice de toutes les parties prenantes, les rationalités marchandes, dont nous savons depuis Max Weber, qu’elles s’imposent dans nos vies «comme un chape aussi dure que l’acier»
Avec la sérénité joyeuse de celui qui termine un beau voyage, je souhaite Longues vies aux colloques Etienne Thil et une éclatante postérité à tous les travaux des thiliens et des thiliennes !

Discours de François Bobrie, membre fondateur de l’association Etienne Thil – le 13 octobre 2022