Communiqué de François Bobrie


Alain Thieffry (1949-2022) contribua aux réussites du Colloque Etienne Thil dès l’origine de l’association, et son implication dans nos activités s’est prolongée avec conviction pendant deux décennies. Le texte qui suit porte témoignage des relations avec cet homme d’exception, autant pour garder la mémoire de ce qu’on lui doit, que pour exposer comment notre projet s’est ancré, tout au long de ces années, sur la fertilisation croisée entre la recherche académique sur le commerce, et les réflexions les plus aiguisées de quelques-uns de ses meilleurs et grands acteurs.
Avec Alain, nos chemins respectifs se croisèrent au cours de l’année 1997.
En février 1997, Alain Thieffry, alors PDG de la SAD (société d’analyse et développement), intégrait le Comité de Direction de Carrefour France, laissant à ses associés la gestion du cabinet d’études marketing et de conseil en stratégie et communication auprès de grands groupes de distribution, qu’il avait fondé en 1980.
Déjà conseiller régulier de Denis Defforey et de Marcel Fournier, il accédait au poste de « Responsable de la Communication, de la Stratégie Marketing Enseigne et produits, des Etudes, des Relations publiques et de la Solidarité ».
Ce recrutement à demeure visait à renforcer l’équipe de Daniel Bernard, Président du Directoire de Carrefour depuis 1992, et à préparer la nomination de celui-ci, en 1998, au poste de PDG d’un Groupe qui allait devenir la seconde entreprise de la distribution mondiale, au début du siècle suivant.

Parallèlement, à l’automne 1997, ainsi que je l’ai évoqué ailleurs, nous avions créé à l’IUP Commerce et Vente de La Rochelle, l’association Etienne Thil, pour organiser, en avril 1998, un Colloque consacré aux recherches sur le commerce et la distribution, placé sous le parrainage posthume du créateur des « produits libres ».
Etienne m’avait introduit en 1995 auprès de la direction de Carrefour France, et, depuis 1996, je conduisais une mission d’audit marketing et d’études de repositionnement des produits à marque Carrefour. Au double titre, de président de l’association et de prestataire de l’Enseigne, je sollicitais une rencontre avec Alain et je lui exposais notre projet. Je me souviens que la réunion fut brève, car il me donna immédiatement son accord pour soutenir le Colloque et marqua d’emblée son intérêt pour créer des liens avec des équipes universitaires. Carrefour sponsorisa le premier Colloque, et tous les suivants pendant plus de dix ans. Bien sûr, Alain fut présent dès cette première édition. Il intervint à une table ronde, où il détaillait sa vision du rôle respectif du distributeur et du producteur dans le développement des MDD et des filières. D’emblée son absence de « langue de bois », non seulement capta l’attention des participants, mais aussi, par effet d’émulation, libéra la parole du représentant du GALEC.
Régulièrement, Alain revint à La Rochelle, où les Colloques se tinrent jusqu’en 2010. Bien qu’il participât encore à quelques tables rondes, il créa surtout son propre « format » d’intervention, chaque fois attendu avec impatience : il délivrait librement, sans note, mais avec une grande rigueur dans son argumentation, une analyse de l’évolution de la consommation et de ses conséquences pour la distribution. Là encore, se sachant en confiance devant un auditoire d’universitaires et de professionnels, il développait ses raisonnements et avançait ses hypothèses à partir des informations et des études dont il disposait, étant donné ses fonctions. Il les partageait sans parcimonie pour susciter le dialogue, et même la contradiction, loin des prises de paroles convenues des « Grandes messes » professionnelles ou des symposiums médiatiques et mondains, aux débats aseptisés. Lorsque que certaines de ses positions lui paraissaient particulièrement originales, voire déroutantes par rapport à la doxa de la profession et du marketing classique, il partait d’un grand éclat de rire caractéristique, non par moquerie des « ignorants », mais tout au contraire pour souligner le plaisir qu’il avait de partager une nouvelle idée.
Après chacune de ses interventions, je crois pouvoir dire que notre communauté des « thiliens », se réjouissait non seulement de l’avoir écouté, mais aussi du bien-fondé de persévérer dans ce type de « rencontres » entre chercheurs et professionnels.
En 2002, Alain, nommé, depuis 2000, Directeur Marketing Communication Europe, (en fait avec compétence sur le développement mondial), de Carrefour, avait convaincu Daniel Bernard de venir au 5ième Colloque pour parler de la mondialisation de la distribution en général, et de celle de Carrefour en particulier. Cette présence assit définitivement la notoriété des Colloques dans le monde du commerce. Elle facilita par la suite les venues des enseignes et des organisations les plus prestigieuses, y compris celles des nouvelles Directions du Groupe Carrefour qui se succédèrent après le départ de Daniel Bernard en 2005, tel Georges Plassat en 2013 (16ièmeColloque à l’ESCP-Europe).
En 2008, Alain repris son indépendance de consultant indépendant et, jusqu’en 2018, il conseilla des grandes enseignes de distributeurs pour leur développement, notamment au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et en Turquie. Il revint pour une dernière intervention au 20ième Colloque, à l’IMMD de Roubaix en 2017.
Au cours de chaque Colloque, Alain tissait des liens avec tel chercheur ou telle équipe, soit pour intervenir dans des conférences dans les formations, soit pour aider à certains projets. Il soutint entre autre Camal Gallouj, en écrivant une postface à son ouvrage « Innover dans la grande distribution » (2007). Dans celle-ci il déclina quelques principes de « l’innovation positive » qui avaient guidé ses décisions, tant à Carrefour que dans ses missions pour le plus grandes enseignes de la planète. Comme dans ses interventions aux Colloques, il défendait une vision globale des « sociétés de marchés », dans laquelle le premier terme lui paraissait aussi important à traiter que le second. A partir d’une rare expérience internationale, il pensait toujours l’Enseigne dans le cadre socio-culturel d’un pays et d’une nation déterminés.
De fait, comme ceux qu’Etienne Thil avait appelé les « Inventeurs du commerce moderne », (1966), et comme tous ces dirigeants que Claude Sordet avait distingués comme « Les Grandes voix du commerce » (1997), Alain s’interrogeait d’abord sur la « vie des habitants » pour mieux comprendre ce qu’ils attendaient des commerçants.
A ce triste instant où la disparition d’Alain m’amène à repenser à toutes ces années d’un long compagnonnage, je ne peux m’empêcher de songer, avec bonheur, d’avoir bénéficier de son inépuisable « positivité », dont il faisait à la fois un mode de vie personnel, et une méthode de compréhension du vivre ensemble de nos sociétés.
François Bobrie, co-fondateur de l’Association Etienne Thil